Chers amis disparus,
Vous avez tous deux quitté ce monde l’année qui précéda la pandémie de Covid 19, cela fait plus de 20 ans. Ce qui s’est passé depuis, je sais que vous auriez beaucoup aimé le vivre et y contribuer. Vous y auriez apporté votre intelligence et votre passion, votre volonté et votre rire. Alors je me penche sur vos silhouettes absentes et je vous raconte.
Oui, cela fait désormais vingt ans que la politique de la France est conçue et mise en œuvre par un Collectif d’Union Libre, Egale et Fraternelle, assez comparable à ceux qui se sont mis en place ailleurs en Europe et dans de nombreux pays du monde après la pandémie. Les collectivités locales fonctionnent peu ou prou sur le même mode.
Ce fonctionnement, ainsi que la composition des collectifs, régulièrement renouvelée par scrutin, obéissent à des règles simples. Le Collectif prend ses décisions après avoir discuté à fond chaque sujet, sans limitation de temps, jusqu’à définir une position commune, riche de toutes les controverses ayant précédé le consensus. Y siègent depuis l’origine des personnes exerçant des professions diverses, manuelles ou intellectuelles. Pour beaucoup d’entre elles cette distinction entre la main et l’idée est d’ailleurs inadéquate, tant les pratiques professionnelles du carreleur, du sculpteur ou du chirurgien relèvent à l’évidence des deux catégories, de la pensée et du geste.
Y siègent également des citoyens sans profession et sans emploi, vivant du revenu universel adopté et mis en place dès le début de la transition, et qui ont décidé de consacrer du temps à l’organisation de la Cité.
Au départ, quasiment aucun des politiciens, hauts fonctionnaires, économistes, publicistes, communicants ou conseillers des temps anciens n’a été sollicité pour œuvrer à cette tâche commune. Avec les années, quelques uns ont souhaité participer et ils l’ont pu, à chaque fois qu’un vote l’a validé.
Je ne vais pas ici dresser un catalogue fastidieux de tous ceux qui ont participé au Collectif d’Union Libre au niveau national. Les noms de beaucoup (Vincent, livreur chez Deliveroo, Juliette Chommeloux, infirmière réanimatrice, Mireille, caissière) ne diraient rien à personne.
D’autres plus connus, qui y ont siégé, n’en désirent pas pour autant un surplus de gloire et de réputation. Ils ont fait leur part, voilà tout. Je sais que vous, mes amis, vous vous en fichez, mais je sens bien que des lecteurs de ce texte souhaiteraient voir cités quelques individus dont les noms apparaissaient parfois dans les médias de l’époque. Alors, avant d’aborder des sujets autrement importants, autant satisfaire au plus vite ce caprice de spectateur, survivance d’une période déplorable, à cet égard comme à tant d’autres.
Parmi ceux dont le nom circulait parfois dans les médias il y a deux décennies et qui ont participé aux travaux du Collectif, nommons en vrac Esther Dufflo, économiste, Wajdi Mouawad, homme de théâtre, Annie Ernaux, écrivaine, Cynthia Fleury, psychanalyste, Dominique Méda, sociologue, Thomas Porcher, économiste, Vinciane Despret, philosophe, François Jullien, philosophe, Denis Colombi, sociologue, François Cusset, historien, Arno Bertina, écrivain, François Morel, comédien, Michelle Perrot, historienne, Virginie Despentes, écrivaine, Pascale Ferran, cinéaste, Jean Rochard, producteur de disques, Renaud Piarroux, infectiologue, Didier Fassin, anthropologue et médecin, Blanche Gardin, humoriste, Erri de Luca, écrivain, Augustin Trappenard, Jade Lindgaard et Florence Aubenas, journalistes, Frédéric Lordon et Bruno Latour, philosophes, Gilles Clément, jardinier, Francis Hallé, botaniste, Pablo Cueco, musicien, Jean Jouzel, climatologue, etc.etc.
A Sevrey, les immenses hangars d’Amazon (cette enseigne a aujourd’hui disparu) servent de lieux de stockage et de magasins pour les nombreuses AMAP de la région. Ils hébergent également des ateliers textiles où renaît un savoir faire presque disparu en Saône-et-Loire après les années de délocalisation. Ouvriers et créateurs y donnent naissance à des vêtements de toutes sortes qui sont écoulés dans les magasins de prêt à porter chalonnais. Quelques artistes s’y sont également installés, dont certains sont d’ailleurs d’anciens salariés d’Amazon. A la fermeture, tous ont pu suivre des formations rémunérées. Beaucoup sont devenus infirmiers, éducateurs ou encore techniciens chargés de la réhabilitation et de l’isolation de nombreux logements de l’agglomération chalonnaise.
Au départ, la nouvelle économie locale s’est beaucoup appuyée sur des innovations sociales déjà existantes à l’ancienne époque, dont certaines fonctionnent d’ailleurs toujours. Les SEL, les monnaies locales, les échanges de savoir, les tontines et plus généralement de nombreuses formes d’économie solidaire ont servi de socle et d’inspiration.
Comme ces systèmes, outre leur efficacité économique, présentent l’énorme avantage de fabriquer du lien, leur part est allée croissant dans l’économie générale, au détriment des formes strictement marchandes dont l’influence décline régulièrement.
Beaucoup d’ hypermarchés ont disparu. Au niveau national, le Collectif d’Union Libre, Egale et Fraternelle s’est livré à un inventaire et a relevé un taux d’équipement en zones commerciales souvent totalement démesuré. Certains bâtiments et parking ont été détruits afin de procéder à une dé artificialisation des sols en vue de les rendre à leur vocation agricole, et plus précisément agrobiologique.
D’autres installations ont été réaménagées afin d’accueillir des unités industrielles relocalisées. Ma région compte désormais plusieurs sites de fabrication de médicaments jadis importés d’Inde ou de Chine, où travaillent de nombreux salariés auparavant employés par la grande distribution.
En Bourgogne, beaucoup de petites lignes de chemin de fer ont repris du service. Leur remise en état et toute l’intendance nécessaire, de même que la relance du fret ferroviaire et fluvial, nécessitent une main d’œuvre considérable.
Entre la modernisation de l’habitat, la production d’énergie renouvelable, les relocalisations industrielles et la diversification des transports, beaucoup d’anciens chauffeurs de camion et d’ouvriers logistiques ont trouvé à se reconvertir, tandis que la part du transport routier diminuait régulièrement.
Notons que dans notre société peu à peu redessinée et s’adossant à des valeurs nouvelles, la régularisation et la formation des migrants et demandeurs d’asile se sont rapidement imposées comme des évidences. Je me souviens que vous étiez tous deux particulièrement engagés et en colère sur cette question
La santé publique est désormais considérée comme un pilier de la vie commune. Depuis la pandémie de 2020, il s’y est créé des centaines de milliers d’emplois, bien mieux payés que par le passé. Dans le même temps, beaucoup de hauts salaires ont été plafonnés ou baissés, dans des secteurs très variés allant du football à la banque, alors qu’une fraction significative des dividendes se voyaient réorientés par la loi vers l’investissement productif.
La lutte contre le blanchiment et l’évasion fiscale, passée de l’état d’annonce à celui d’action publique grâce au recrutement et à la formation de nombreux enquêteurs et agents du fisc, a permis de dégager des marges de financement considérables.
La taxation des richesses, légales et illégales, ainsi que d’importantes économies liées à l’abandon des partenariats public-privé et à la chasse aux gabegies dans les rouages de l’Etat ont également permis d’augmenter considérablement les effectifs enseignants, eux aussi beaucoup mieux payés qu’auparavant.
S’agissant du gigantesque gâchis que constitue l’obsolescence programmée, les pouvoirs publics ont incité à réorienter toute la recherche/développement du secteur industriel vers les objectifs de durabilité et de réparabilité des objets manufacturés. L’emploi dans ce secteur de la réparation s’est littéralement envolé.
La question de la publicité a suscité de vifs débats au sein du Collectif d’Union Libre, Egale et Fraternelle. Il y a 20 ans, le confinement en réponse à la pandémie avait été l’occasion de tenter de définir les activités essentielles à la vie du pays. Pour la quasi-totalité des membres du Collectif, il était évident que la publicité n’en faisait pas partie. Au bout du compte, il n’a pourtant pas été décidé de la supprimer. On misait sur la possibilité d’en réformer les pratiques au bénéfice d’une économie nouvelle. L’avenir dira si cette option était raisonnable ou aberrante.
Ont toutefois été interdites toutes les publicités exploitant le corps des femmes et toutes celles, souvent les mêmes, associant un produit et un sentiment, et dont le but était à l’évidence de modeler des comportements, des désirs et un paysage mental autant que de déclencher le geste d’achat. Prohibées depuis plusieurs années, les pubs du vieux monde qui associaient libre, beau, séduisant, puissant, d’un côté, et voiture, parfum, café ou portable, de l’autre, apparaissent désormais totalement ringardes aux yeux de tous. Comment avons nous pu supporter si longtemps ces inepties ? Un pilier du capitalisme s’est vu ainsi grignoté peu à peu.
Par ailleurs, une partie de l’argent du marché publicitaire vient abonder des politiques publiques par un système de taxe. Par exemple, un pourcentage du chiffre généré par une publicité utilisant des enfants est reversé au secteur de la petite enfance. Idem pour les spots mettant en scène des personnes âgées, qui alimentent les dotations aux Ehpad. Autrefois gérés par des groupes privés à des buts lucratifs, la plupart de ces établissements ont d’ailleurs été repris en régie directe par les collectivités. Le personnel y est plus nombreux, mieux payé et le prix des chambres accessible aux familles modestes. Enfin, pour clore le sujet de la publicité, la notion de domaine public a été révisée afin de permettre que soit taxée l’utilisation d’œuvres artistiques du patrimoine à des fins mercantiles. Ainsi, par exemple, l’insertion dans un spot d’un extrait de musique classique alimente un fonds de soutien au spectacle vivant.
Je pourrais encore vous parler de mille autres choses mais j’ai bien peur de vous ennuyer avec toute cette macroéconomie. Peut-être, pour saisir l’air du temps, suffirait-il que nous nous promenions encore une fois ensemble à la campagne. Un peu partout, on a recommencé à veiller sur le paysage, parfois à le restaurer comme on le fait d’une toile abîmée. Dans les prairies où j’aime observer les oiseaux, le chant de l’alouette et sa vertigineuse ascension font de nouveau partie du tableau, et l’on dirait que le tarier n’a jamais failli s’absenter définitivement de son piquet.
En ville, comme dans les villages, vous seriez surpris de la place prise par la lecture publique et par la culture en général. Avant tout cela, il y a vingt ans, nous sentions bien, déjà, cet appétit de partage et de création, antidote indispensable à la marchandisation de nos existences. La marchandisation a reculé mais ce désir est toujours là, car il n’était pas seulement défense et réaction mais bel et bien élan vital. Ce qui s’est passé, c’est que des freins ont été levés, c’est que de l’argent s’est déplacé vers ce qui avait été longtemps jugé accessoire. Et comme l’argent c’est désormais du temps et non plus l’inverse, il n’est plus obligatoire que tout se fasse à la petite semaine.
Ah oui tiens, la retraite, que je vous raconte aussi cela. Vous nous aviez hélas déjà quittés lorsque débuta cette longue bagarre. Cette soi-disant réforme s’imposait de manière urgente, paraissait-il, alors que notre petit banquier de président n’avait d’autre but que de nous pousser un peu plus dans les bras des assureurs. Auparavant, déjà, une longue année de gilets jaunes avait sérieusement ébranlé un pouvoir pas si solide qu’on pouvait le penser. Ne manquait qu’un petit virus…
Cette réforme des retraites, bien sûr, est partie aux oubliettes. A la place, nous avons abaissé l’âge de départ, nous avons modernisé et consolidé ce bon vieux système par répartition qui donnait des boutons à Axa. Nous l’avons rendu plus juste, d’abord envers ceux dont les métiers étaient le plus pénible ou les carrières incomplètes. Et ça n’a pas été très compliqué ni très couteux, il suffisait juste de le vouloir.
Allez, le moment est venu de conclure. Ces lignes m’ont pris quelques heures devant mon ordinateur et la fatigue se fait un peu sentir. J’ai maintenant passé allègrement les 80 ans et ne devrais sans doute pas tarder à vous rejoindre, mes chers amis. Cela n’est qu’une formule, évidemment, pour nous qui avons toujours préféré le vin d’ici à l’au-delà. On sait bien ce qu’il en est…
Bien sûr, je suis heureux, tout particulièrement pour mes enfants, de la tournure nouvelle qu’ont pris nos existences. Mais qu’il est dommage que nous n’ayons pas vécu tout cela ensemble.
Bien à vous.
Michel Gillot, Avril 2020
Post scriptum à voix basse aux vivants : On n’est pas tenu de dire toute la vérité aux morts, la part d’eux qui vit en nous a droit elle aussi à l’utopie.