« Pour que Montceau puisse passer à autre chose, il faut faire tomber le Lavoir des Chavannes », m’a déclaré en substance Ben, autour d’un café, la première fois que nous nous sommes rencontrés. Autant vous dire que l’archéologue que je suis a été surpris. Et c’est peu dire.
En archéologie, particulièrement en archéologie préventive qui est mon domaine professionnel, j’interviens pour conserver la mémoire. Voire pour créer une mémoire jusque-là inexistante, lorsque le souvenir de prédécesseurs plus ou moins lointains a disparu. Il y a ici quelque chose de l’ordre de la résurrection.
Devoir de mémoire
C’est L’État qui a instauré ce devoir de mémoire. Qui a décidé que, lorsqu’un patrimoine reconnu comme tel allait être détruit, il fallait le sauvegarder par une étude. Par exemple, lorsqu’une future route va abîmer les vestiges d’une villa romaine, les archéologues débarquent, fouillent et documentent. Ce n’est qu’ensuite que la route est construite.
C’est à ce prix – car ce n’est pas gratuit, c’est même l’aménageur qui paie, au principe du « qui casse paie » – que sont conciliés aménagement du territoire, développement économique et attention au patrimoine. Il y a là l’idée d’un héritage à préserver, qui nous situe dans le temps.
Ma rencontre avec Ben, c’est une situation de ce genre qui l’a provoquée. Avec comme enjeu le lavoir à charbon des Chavannes, en marge sud de Montceau-les-Mines. Une cathédrale d’acier et de béton, un labyrinthe de passerelles et de machines. Une gigantesque relique de 8000 m² d’un passé minier aujourd’hui révolu, mais qui survit dans l’adjonction « Les Mines » au nom d’un petit hameau devenu ville, qui a fait se réunir des gens de tous horizons, de toutes nationalités.
Mémoire courte, mémoire sélective
Ce n’est pas une autoroute, ou un nouveau canal, ou un projet de plateforme logistique, qui est venu troubler l’immense silence du monstre, et menacer le monstre lui-même. Rien de cela dans le cas du Lavoir. L’histoire est différente. A sa fermeture en 1999, l’Etat a décidé que le Lavoir méritait une « inscription aux Monuments Historiques ». Cela signifie qu’on reconnaît officiellement une valeur d’exemplarité à un édifice. Dès que le Lavoir a cessé de fonctionner, il s’est donc vu octroyer un rôle d’emblème d’une période et d’une architecture. Le Lavoir est devenu Mémoire.
Sauf que, quinze ans plus tard, ce statut de témoin protégé disparaît. Plus d’exemplarité, de représentativité, de singularité. Pourtant, le Lavoir des Chavannes est le dernier représentant en France de ces énormes bâtiments-machines. En 2013, l’Etat a décidé de ne pas s’opposer à la démolition du colosse. En cause ? L’absence de projet pour faire perdurer le bâtiment et sa mémoire, et le danger que commencent à représenter des infrastructures vieillissantes ou vandalisées.
En contrepartie et en préalable à cette disparition, c’est une sauvegarde par l’étude qui est demandée, avec la mention « dans l’esprit de l’archéologie préventive ». Si vous m’avez suivi, c’est là que la boucle est bouclée, et que vous comprenez pourquoi un archéologue s’est retrouvé à s’intéresser au Lavoir des Chavannes, et à boire des cafés avec Ben.
La gloire et la défaite
Un petit parcours de l’histoire de Montceau-les-Mines fait mieux comprendre l’avis radical de Ben. Aujourd’hui cadenassé derrière ses lourdes grilles, le Lavoir des Chavannes évoque une période glorieuse de la destinée de la ville. Celle de la pleine exploitation minière, génératrice de travail, d’avenir, malgré la rudesse du travail.
Réduit au silence, condamné à une quasi-solitude par la destruction des installations minières ou la reconversion de leurs parties les plus « nobles », le Lavoir témoigne d’une déchéance, d’une défaite qui s’étale sur plusieurs décennies. Celle de la fermeture des mines, de l’abandon de la politique charbonnnière de la France au profit de l’énergie nucléaire.
C’est un passé illustre et lourd à la fois, qui se reflète dans le bassin de chargement du Lavoir. Par sa simple présence, le Lavoir nous dit-il que Montceau n’est pas encore passé à autre chose ?
Il y a beaucoup d’humanité, d’émotion, derrière ce que dit Ben. L’abandon des mines, c’est aussi celui des mineurs.
De l’émotion à l’objectivité
En contraste, l’archéologue a une approche scientifique plus objective. Regarder le Lavoir avec des yeux d’archéologue, c’est chercher à comprendre son origine, son histoire, ses transformations, à travers l’étude de sa matérialité. C’est observer, décrire, analyser puis interpréter.
Quelque chose de passionnant et inhabituel ici, est le fait que l’étude du Lavoir permet de croiser de multiples sources : le bâtiment lui-même, des archives particulièrement abondantes, des témoignages directs, des gens qui ont travaillé, vécu ou qui vivent dans une relation plus ou moins proche au Lavoir. Vous conviendrez facilement que c’est moins courant quand on étudie des ruines romaines d’il y a deux mille ans. Surtout en ce qui concerne les survivants.
Des regards à croiser
Pourquoi des archéologues, dans ce cas ? Et pas des architectes, des historiens, des archivistes, des sociologues, dont on peut imaginer que la réunion des compétences serait amplement suffisante ?
Depuis quelques années, émerge une archéologie qu’on appelle « contemporaine ». On s’est rendu compte que les regards et les méthodes développés à propos de matériels anciens pouvaient être appliqués à des objets très récents. Que ce regard et ces méthodes diffèrent de ceux des architectes, des historiens, des archivistes et des sociologues. On voit poindre de la complémentarité et de l’enrichissement. Du supplément de sens.
Avant, pendant, après : une riche histoire inachevée
Un des enjeux de toute étude archéologique est la reconstitution de l’histoire d’un lieu. Pour le Lavoir, on peut facilement identifier des grandes périodes grâce aux archives accessibles sur internet : dossier d’inscription aux Monuments Historiques, archives du Musée de Blanzy, descriptions remarquablement documentées d’amoureux de l’architecture industrielle.
Avant le grand lavoir, le tri et le lavage du charbon ont connu d’autres dispositifs, plus dispersés, accolés aux sites d’extraction. Les traces matérielles de ces antécédents ont sans doute disparu, il n’en reste que des images et des allusions – où l’on comprend que les travailleurs affectés à cette tâche sont surtout des femmes ou des enfants, avec une position assez basse dans les « grades » de la mine.
1923-1927 : c’est la construction du Lavoir des Chavannes, en réponse à une volonté de centraliser le traitement des matériaux bruts. De remarquables documents d’architecte illustrent ce programme initial.
Après la seconde Guerre Mondiale, une grande partie des machines est remplacée et certaines toitures sont rehaussées. Le Lavoir prend l’aspect qu’on lui connaît aujourd’hui. Entre 1989 et 1994, en plein déclin de l’exploitation minière au niveau national, une dernière transformation est l’automatisation des machines.
L’arrêt définitif intervient en 1999, suivi de l’inscription aux Monuments Historiques en 2000. On entre dans la période de l’après, marquée par des interrogations et des projets, mais aussi par des réinvestissements non contrôlés des lieux par des acteurs aussi divers que des artistes, des explorateurs urbains ou de la végétation.
Vandalisme ou nouvelle occupation ?
Un point intéressant est la notion de vandalisme, évoquée ci-dessus dans les arguments pour abandonner le Lavoir. Les images qui accompagnent ce sujet montrent bien souvent des graffitis, par exemple sur les locomotives qui dorment à l’entrée sud du Lavoir. S’agit-il de vandalisme, ou d’expression artistique, ou les deux ?
Pour l’archéologue, il s’agit avant tout de traces de fréquentation, qui se rattachent à une phase d’occupation postérieure à la fermeture du site. Laquelle n’est pas à considérer comme une fin en soi, mais comme l’articulation entre deux phases d’histoire.
On a marché dans le Lavoir
Bien d’autres graffitis, inscriptions et affichages non officiels couvrent les structures du Lavoir : noms des ouvriers sur les vestiaires, instructions manuelles sur les machines, images érotiques dans les ateliers ou les réfectoires. Au cœur du bâtiment-machine, ces traces mineures évoquent la vie et le passage des humains, quels qu’ils soient, et méritent d’être décrits et enregistrés. Lorsqu’ils sont anciens, de l’époque romaine ou du Moyen âge, des graffitis de ce genre sont considérés comme de précieux témoignages et font l’objet d’analyses minutieuses. Il en va de même ici.
… je m’attendais donc à trouver un site ravagé. En tant qu’archéologue, c’est l’impression contraire que j’ai eue.
Site dévasté ou Pompéi du charbon ?
Plus largement, une légende tenace a couru, selon laquelle le Lavoir avait été pillé dès sa fermeture. Lors de ma première visite, je m’attendais donc à trouver un site ravagé. En tant qu’archéologue, c’est l’impression contraire que j’ai eue. Les câblages arrachés, les quelques dégâts aux toitures ou aux vitrages, sont dérisoires face aux machines intactes, dont la plus petite doit peser plusieurs tonnes, ou face au sentiment d’être dans un bâtiment indestructible. Pour moi, le Lavoir est plutôt à considérer comme une Pompéi du charbon.
Être habité par les ruines
D’une certaine manière, pour faire écho au thème du magazine, l’archéologue a pour mission d’habiter les ruines. Habiter au sens originel de fréquenter, se familiariser. Chercher à en savoir le plus possible, pour contribuer à sauvegarder et créer une mémoire.
Pour ma part, le monument qu’est le Lavoir m’a fait un effet supplémentaire – et Ben par sa radicalité n’a fait qu’attiser cette attraction. Par un phénomène d’inversion, particulièrement puissant ici, c’est moi qui me suis retrouvé à mon tour habité par des ruines. Je m’écarte ainsi d’une posture scientifique, mais qu’importe. Je me sens proche des visiteurs clandestins, graffeurs et artistes, que je vois comme les discrets défricheurs de futurs possibles pour le Lavoir.
François Meylan, Février 2021