Ils sont deux, Louis Derose et Fantine, confinés avec amour à Chalon-sur-Saône. De leur colère montante et de leur rêves en noir et blanc est né un premier EP, entre compositions et reprises. On s’est dit que leurs morceaux sensuels et engagés vous offriraient un peu d’évasion, et qui sait, une envie de foutre le feu sans autres banderoles et sans autres armes que la poésie. Rencontre avec le duo DRAPEAU VIDE.
Mais qui êtes-vous ?! On peut en savoir plus sur ce qui se cache derrière ce nom et derrière les pseudos Louis Derose & F4nt1n3 ?
LDR : Louis, je le dois à mon arrière grand-père, un chic type que j’ai peu connu mais qui m’a laissé comme héritage un troisième prénom sur la carte d’identité. Pour le reste, il faut bien sûr cueillir dès aujourd’hui les de-Roses de la vie !
F4nt1n3 : C’est un super mot de passe qui allie les majuscules, les minuscules et les chiffres. Une sécurité robuste avec un caractère spécial caché : utile en ces temps de flicage.
« Nous sommes des imbéciles heureux qui ne sont nés nulle part »
F4nT1n3
« Un drapeau est une pièce d’étoffe attachée à une hampe qui représente la « personne morale » d’un groupe ou d’une communauté : nation, territoire, ville, organisation, compagnie commerciale ou régiment. »
Un drapeau c’est un emblème, si le vôtre est vide c’est parce que vous n’avez pas de patrie ?
LDR & F4nt1n3 : Tu nous ôtes les mots de la bouche ! C’est ce drapeau informe qui nous permet de nous extraire de toutes les représentations dont tu parles dans ta définition. C’est l’avantage du vide : n’appartenir à aucun territoire, pouvoir s’en créer un, qui serait aussi une forme de lieu à partager.
LDR : Je rajouterais aussi que le sentiment de liberté ne peut naitre qu’à partir du moment où l’image devient impressionniste et que tout le reste se passe hors-cadre, hors-champ, hors-tout. C’est ce qui nous permet de façonner notre plein dans le vide (« le plein du vide » comme dirait Xu-Yi).
F4nt1n3 : Nous sommes des imbéciles heureux qui ne sont nés nulle part (comme ne dirait pas Brassens).
On a vu naître DRAPEAU VIDE juste au début du confinement. Vous aviez plus de temps ? C’est un projet qui nait de la pression de l’isolement ou au contraire la situation vous a ouvert le champ des possibles ?
LDR : je crois qu’il y a eu une réelle concordance temps-espace dans cette affaire. Rien ne se crée par hasard, paraît-il. Il est certain que l’urgence aujourd’hui devrait surtout faire naitre un maximum de trucs dans la rue, là ou les combats doivent vivre, mais on a bien compris que ce n’est clairement pas possible ces temps-ci à cause d’une guerre déclarée contre un vilain ennemi invisible avec un Maréchal-nous-voilà au-pas-en-marche qui a décidé de ne pas équiper ses troupes… Enfin tu vois, on se dit qu’il y en aura pour un moment et le confinement nous a obligé à repenser nos formes de luttes ; luttes sociales, luttes intimes, pour soutenir ou digérer nos visions du monde. Et entre quatre murs et mille et un instruments, la forme musicale, appuyée par nos discussions et nos mots posés sur papiers ont formé une sorte d’alchimie naturelle, propice à vider un peu nos sacs ou au contraire à entrer un peu plus en introspection. Légèrement, sans non plus révolutionner ni le monde ni l’étage du dessous, ni même la tolérance auditive des voisins curieux (à ce niveau on a de la chance, tout est étrangement calme aux alentours).
F4nt1n3 : Et de mon côté, comme le vide est créateur, le confinement, lui, m’a donné envie de me barrer de là, de songer à des ailleurs. À défaut de pouvoir donner de la voix dans les rues ou les théâtres, chuchoter des rêves ou des cauchemars m’a ouvert un champ de possibles dans de nouveaux territoires.
L’amour à 4h20
Drapeau Vide
Les draps à ses pieds Des ombres dans ses jambes déroulent des
souffles en boucles entortillées Sous la langue des mots se dressent
domptés par la salive de ses caresses Les fenêtres entrouvertes entre
loups et chiens du jour baise la nuit rideaux crissent entre ses cuisses
L’albâtre pose entre ses lèvres s’ose la danse intense des félins aux
fluides évaporés dans la chaleur de la chambre intimidée.
– L’amour à 4h20 – Ses yeux dans les siens –
L’animal avale l’ami sans mal et rugit des volutes griffées Dans sa
gorge enserre la chair pour la goûter la proie se laisse aspirer et
expirer Tous les livres s’ouvrent dans l’assaut insensé où le temps
s’est étouffé – Maladif et jaloux de tant de peaux bien aimées il
s’étrangle dans les coussins et meurt dans les soupirs de ses seins –
S’envolent Les hirondelles sur des bateaux sans ailes à la cadence de leurs reins qui s’élancent.
– L’amour à 4h20 – Ses yeux dans les siens –
Dans l’écume sous la mer les coeurs Dérivant dans la houle des
ancres détachées Bon marin il creuse le port dans ses jambes
affolées Tremblant le mât se rend vibrant quand l’île est désertée
vivante en tous sens stimulés Vaincue et explorée elle accueille les
cris qu’elle enroule dans ses forêts Le nylon donne aux ciels des
allures étrangères et tous les poissons passent dans l’air ailés comme
des chimères que les corps ont pris comme pied à terre.
– L’amour à 4h20 – Ses yeux dans les siens –
Ses lèvres explorent les trésors des phares dressés sur l’océan aigre
Son coeur dérive sur les eaux et le sang Palpitent les ailes des
albatros échoués quand ses yeux verts s’éteignent dans la fumée Des
clopes d’après baiser Framboises ou bourgeon frais Ils ont tout avalé
l’un dans l’autre digéré de cette nuit pendant des heures ce matin
Leur corps a fait de leurs deux coeurs un festin.
– L’amour à 4h20 – Ses yeux sont dans les siens –
paru le 22 mars 2020
©tous droits réservés
C’est quoi votre univers, un mix de cinéma noir et blanc, de littérature et de sexyness eighties ?
F4nt1n3 : Il y a d’abord tous ceux que j’ai écoutés, puis, tous ceux que j’ai adorés et enfin, ceux que j’ai détestés. Tu auras reconnu elle avec ses yeux qui chantent en regardant le ciel sous ses pieds, et elle qui sculpte avec des cris, et encore elle qui est filmée avec son eye-liner, et lui qui regarde ses jambes en compas, et puis lui qui a la voix du temps des cavernes et encore lui qui a de la gratte et du violon cousus au cœur…enfin, tous ceux-là, tu les auras reconnus ! Ils se baladent tous dans ma tête et foutent un joyeux bordel, surtout Marie Laforêt.
LDR : Fabriquer du Drapeau Vide, c’est un peu comme mettre Chris Marker et l’ami Truffaut dans un bocal, secouer un peu et attendre de voir ce qu’il se passe. Fantine est clairement à mes yeux une héroïne de la Nouvelle Vague qu’on aurait plongée dans un sans-soleil en couleur (parce que j’aime bien les photos couleurs, quand même). En fait, cette question est quand même vachement intime pour nous finalement. C’est pompeux de faire des listes de ce qu’on a avalé dans nos vies et qui fait qu’on propose à qui voudra entendre des morceaux de gâteaux, des bouts de vie, finalement, de la vie extime. J’ai une petite pensée pour les textes de Vincent Delerm que tu ne peux pas comprendre si t’as pas la réf. Mais tout ça pour dire quand même qu’écrire en français, la seule langue que je maitrise un peu, ça a son importance pour moi, j’ai pas mal d’influences bleu-black-blanc-rouge-camarade-beurre-roux-brexité et tutti quanti. Et pour toi un petit Spoiler : Il y aura peut être des maqams orientaux dans les prochains morceaux.
C’est une production Home Made, de A à Z. Vous fabriquez tout depuis votre canapé ?
F4nt1n3 : L’écriture est née précisément sur la nappe polonaise de ma table de salon.
LDR : Le computeur et le synthétiseur posés sur deux petites tables basses carrées devant le canapé en L.
F4nt1n3 : Et ça serait peut-être trop long de décrire les endroits où se sont éparpillés les instruments à cordes.
LDR : Ça fait marrer Fantine mais je jure devant le mirroir sans tintin ni thym qu’un jour il y aura ce foutu flutiôt qui sifflera un air ! On ne pourra pas longtemps vous priver de cette private Joke.
Vos visuels sont classes, ça m’a fait penser à la performance de Marina Abramovic, Artist is présent, c’est un hasard ?
LDR : je n’avais pas revu cette vidéo précisément depuis mes folles années de très-beaux-arts. Mais j’ai envie de dire que là tu as visé droit dans la cible !
F4nt1n3 : Donc on remercie les très-beaux-arts.
LDR : Grâce à ton interview je viens d’apprendre que Fantine avait très précisément cette performance en tête lors de la prise de vue faite au retardateur contre un mur blanc de chambre à moitié obscure.
On découvre 3 titres sur votre band camp, 2 covers et une composition. On a appris hier la rémission du COVID19 de John Taylor de Duran Duran hier, vous êtes soulagés ? Vous êtes Fans ? Votre cover c’était pour le soutenir à distance ?
F4nt1n3 : Alors, tu nous apprends l’état de santé de John Taylor.
LDR : On devrait p’t être lui envoyer la cover pour lui dire qu’on pense à lui ?
F4nt1n3 : N’aggravons pas son état, il est en rémission ;-). Donc tout ça pour dire qu’au départ, The Chauffeur est juste un morceau que je vénère, tout simplement et que Louis Derose a semblé vouloir relever le défi…
LDR : Un peu avant que se propage le Covid19, j’ai découvert dans le fond des vinyles de Fantine un album délicieux, que j’ai aussi pas mal écouté de mon côté. Duran Duran, c’est un peu comme le Dandy Wharols des Brian Jonestones Massacre. C’est le côté un peu sucré mais tellement doux aux oreilles. Enfin voilà, c’était symboliquement impossible de refuser une pareille proposition.
Et votre grand écart jusqu’à NTM on en parle ? Vous attendez quoi pour foutre le feu et ne plus suivre les règles du jeu ?
LDR : c’est un titre que j’ai redécouvert le 04 novembre 2018 en me plongeant dans la discographie de Suprême NTM (j’ai une sale manie pour les listes et les dates). Le 28 février 2019, j’ai vraiment pris conscience du pouvoir incroyablement actuel des paroles. Je voulais en faire quelque chose, crier au monde qu’il faut réécouter cette chanson pour son texte. C’est une bonne prise de température quand un titre de 1996 résonne toujours autant vingt quatre ans plus tard. Le même sentiment d’urgence et la même stagnation de la part des pouvoirs en place. Ça donne sacrément envie de foutre le feu, tu ne crois pas ? Le 19 mars 2020 on avait envie de faire des banderoles et d’aller dans la rue, mais ça n’était plus possible, alors on s’est dit que reprendre le titre pourrait un peu soulager notre colère.
F4nt1n3 : Et comme on fait pas avec les codes du genre, je crois que c’était un bon début « pour ne plus suivre les règles du jeu. »
« on devrait pouvoir parler avec les mots des autres, ça doit être ça la liberté. »
Alexandre dans La Maman et la Putain de Jean Eustache
Pendant ce confinement, chacun trouve une place, affirme ses positions, cherche comment continuer à faire société. Vous avez choisi la musique, pourquoi ?
F4nt1n3 : Parce que…
LDR : Mais c’est bien sûr !
F4nt1n3 : Parce que « Madame rêve ». Sérieusement, rêvons tout debout, tête haute, que la musique nous relie, vraiment.
LDR : La musique est un truc qui me suit partout depuis longtemps, en autodidacte, comme un sale gosse qui préfère bidouiller par lui-même, quitte à ce que ce ne soit pas aussi parfait que lorsqu’on suit des cursus plus attendus. Tous les introspectifs devraient essayer, c’est un défouloir incroyable. C’est pas déconnant de dire que c’est un langage universel, dans le sens où on peut être dans le domaine des émotions sans passer par la case de l’intellectualisation suivie d’explications sans fin. Et puis j’aime tellement les images fixes que j’ai l’impression de fabriquer des bandes sons latentes, qui suffisent à se créer ses propres tableaux. C’est aussi pour ça, je crois, qu’on peut à la fois faire de la composition et des reprises. L’Alexandre de Jean Eustache disait dans La Maman et la Putain : « on devrait pouvoir parler avec les mots des autres, ça doit être ça la liberté. » On s’offre un peu de réinterprétation des libertés offertes par les autres, ça fait du bien aussi. Cela dit, on prend les choses comme elles viennent. Il y aura sans doute plein de compositions à venir, et on continuera de reprendre ceux qui nous inspirent si ça nous chante. Dans tous les cas, la notion de partage que procure nécessairement la musique (à moins de la faire sans jamais la diffuser, ce qui est tout aussi noble) permet d’être dans l’échange. On en a un besoin vital.
Créer c’est résister ? Vous avez deux heures…
LDR : Allez, je laisse cette dissertation aux futurs bacheliers pour 2021, inch Allah !
F4nt1n3 : Ah zut, j’allais y répondre, mais j’ai déjà passé mon bac en 1789 !
Pour suivre DRAPEAU VIDE c’est ici : https://drapeauvide.bandcamp.com
C’est en téléchargement et en écoute libre, bien sûr.