Qui aurait cru qu’en arrivant en cette grande école qu’est Sciences-Po, je redécouvrirais ma ville natale, son histoire ouvrière, ses luttes sociales ? Mais aussi que je me rendrais compte de tout ce qui sépare la vie dans cette petite commune de celle en grande agglomération.
Post-Bac, mon implication militante s’est faite plus organisée, plus profonde, me révélant une jeunesse loin de l’inertie dont on l’affuble, plus active que je n’osais moi-même le penser depuis un bassin minier en déclin.
Ce nouveau regard sur Montceau-les-Mines a mis en lumière l’impact de ce territoire sur mon engagement et m’a poussée à interroger son influence sur celui des jeunes auprès de qui j’ai grandi.

Moi c’est Ninon, j’ai 18 ans. En septembre dernier, j’ai assisté à mes premiers cours d’histoire du XIXème siècle à Sciences Po. Durant ces heures passionnantes, mon prof a évoqué à plusieurs reprises, la ville de Montceau-les-Mines, me replongeant alors dans le terroir que je venais de quitter après 18 années.
J’étais, comme la plupart des jeunes, assez pressée de connaître la vie étudiante et des horizons autres que le Bassin Minier, et c’est en quittant ma ville que je l’ai, paradoxalement, redécouverte sous un nouveau jour.

Durant mes années lycée, je fus bénévole au Restos du Cœur. La plupart des personnes croisées dans cette « institution », pour beaucoup à la retraite, me racontaient souvent leur jeunesse sur le territoire, la vie à Montceau et l’ambiance des années 70. Leurs récits m’ont toujours parus très éloignés de ma réalité, de ce qu’était grandir à Montceau dans les années 2010. Ils semblaient tous partager des souvenirs forts de leur époque, tout en étant lucides sur les conditions de vie et de travail, c’est là que j’ai commencé à m’interroger sur le passé de cette commune, sur la culture, les milieux ouvriers et l’histoire des luttes montcelliennes.

J’ai une sensibilité pour les luttes sociales et populaires dont je n’identifie pas clairement l’origine et en grandissant, l’impact qu’a eu le territoire sur moi m’a paru être l’une des causes identifiables. Si mon grand-père, comme beaucoup d’hommes de son époque, travaillait à la mine, je n’avais pas nécessairement eu l’impression d’appartenir à cette histoire. Mais je crois que mon engagement militant m’a rapprochée de ces hommes et ces femmes que le charbon avait marqués presque biologiquement.

Redécouvrir et mieux comprendre l’endroit où j’ai vécu, m’a permis de mieux comprendre les personnes parmi lesquelles j’avais grandi, et en arrivant à Sciences Po, de me rendre compte de l’écart social et culturel avec les autres jeunes de mon école. La plupart étaient engagés pendant leurs années lycée, dans des associations, des partis ou des collectifs. Moi je découvrais dans ma ville étudiante, de nouveaux moyens de lutter et une vie militante riche que je soupçonnais au lycée, mais dans laquelle je ne m’épanouissais pleinement que depuis le début de mes études.

Je découvre à peine le syndicalisme étudiant de lutte, les mouvements spontanés et la mobilisation, une révélation pour moi, me poussant à m’interroger sur comment j’avais pu passer à côté de ça aussi longtemps.
J’étais engagée au lycée, j’étais bénévole dans des associations, je participais aux mouvements sociaux et j’étais politisée, mais ma vie post-BAC a scellé ma rencontre avec des modes d’organisation qui me convenaient plus.
Est alors née chez moi, une réflexion sur la jeunesse montcellienne et sur ses engagements. Galvanisée par ma nouvelle vie militante, j’ai fondé une vision parfois romantique de Montceau et de sa jeunesse, une forme d’idéalisation des luttes passées, des mouvements étudiants, de l’histoire populaire du bassin minier et de ses grandes grèves.
J’ai commencé à voir ma ville sous un prisme beaucoup plus politique. Progressivement les inégalités me semblaient plus frappantes, la marque qu’avait laissé sur des générations entières, l’exploitation du charbon, l’aliénation et le paternaliste me semblaient évidents, inévitables.
Ce prisme a sans doute subjectivé ma vision de la ville, mais s’il s’agit ici de comprendre mon point de vue situé, alors il me semble que ce regard en est un aspect majeur.

Je n’ai pas grandi dans un milieu particulièrement populaire. Mes parents, notamment ma mère, professeure d’histoire, m’ont offert une culture parfaitement valorisée et reconnue comme légitime. La radio a résonné pendant 18 ans dans la maison de mon enfance et rien dans mon parcours scolaire ou dans mon entrée dans une école comme Sciences Po ne semblait profondément dissoner avec les parcours des camarades que j’ai pu y rencontrer.
Ainsi, s’il ne relève finalement pas réellement d’une similitude socio-culturelle, mon attachement pour Montceau m’apparait parfois presque comme le fruit d’une assimilation quasi génétique.

On entend de plus en plus dire dans les médias que les jeunes ne s’engagent plus. Que l’abstention chez les 18-25 est plus haute que jamais et qu’on assiste à une espèce d’inertie politique. Pourtant il semble que les activités militantes, de plus en plus radicales, se multiplient en France, que les enjeux contemporains apparaissent comme urgents chez les jeunes, que l’impératif climatique inquiète et révolte. Ces jeunes, en tout cas à mes yeux, ne semblent pas si inertes que ça.
Les révoltes urbaines de l’été 2023, relayées comme de simples émeutes par les discours médiatiques, dépossédées de leur portée politique et contestataire, ont mis en lumière une jeunesse à qui on refuse encore le crédit d’un discours véritablement militant.
Les dernières mobilisations étudiantes, pour la Palestine au printemps 2024 par exemple, se sont elles, soldées par une féroce répression policière.
La généralisation du nouveau service militaire, la mise au pas des mouvements contestataires, la décrédibilisation des discours moins institutionnels comme toutes les propositions gouvernementales pour « remettre la jeunesse sur les rails », ne paraissent pas réellement, à mon sens, contribuer au désir d’engagement chez les jeunes.

À Montceau-les-Mines, le mouvement de 2023 contre la réforme des retraites fut important. Celui des Gilets Jaunes l’ayant précédé, avait lui aussi su s’implanter sur le territoire. On pourrait penser que les montcelliens semblent ne pas avoir perdu cet esprit de lutte qui a caractérisé le passé de la commune, et les mouvements sociaux, le syndicalisme comme la culture de la contestation ne s’effacent visiblement pas de leur héritage.

Mais quelle place les jeunes ont-ils pris dans ces mouvements ? La rue se présente-t-elle encore comme leur premier acte de mobilisation ?

Pour avoir participé à défendre nos droits à la retraite, je dois admettre que les lycéens et les étudiants n’occupaient en effet, qu’une très faible place dans les cortèges.
Si les retraites ne l’ont pas fait, quelle cause et quel moyen pourrait donner envie aux jeunes montcelliens de s’engager ? Assiste-t-on à un individualisme généralisé auquel céderait cette jeunesse particulière ? Ou est-ce le contexte local qui pousse au désengagement ?
Beaucoup de travaux ont été menés sur l’engagement des jeunes en France. Mais en quoi le bassin Montcellien et son contexte socio-économique apportent-ils un angle de vue particulier sur ce sujet ? Et comment est-ce qu’un territoire comme celui-ci peut-il influencer les activités politiques de toute une génération ?

Sachant que mon parcours n’est pas nécessairement représentatif des trajectoires des autres jeunes, j’ai décidé de me rendre au lycée Parriat ou j’étudiais encore, un an en arrière seulement. Je voulais comprendre auprès d’autres jeunes comment un parcours militant pouvait être impacté par la ville d’une manière ou d’une autre.
Lorsque l’on discutait politique en cours de philosophie l’année dernière, j’avais l’impression de sentir chez la plupart de mes camarades un début de politisation.
Dans nos classes, les thématiques du racisme ou encore des violences sexistes et sexuelles ressortaient régulièrement, néanmoins, pas autant que celle de la précarité, et au vu des résultats des élections européennes à Montceau et alentours, il est impossible de nier qu’une partie de cette politisation se dirigeait sans doute, vers l’extrême droite.

Romain, Céleste et les autres

J’ai donc débarqué dans cette même classe de philosophie et j’ai retrouvé avec bonheur, cette même professeure que je savais disposée à parler d’engagement avec ses étudiants. Après avoir présenté mon projet, j’ai proposé aux intéressés de venir discuter avec moi dans une salle annexe. Peu de mains se sont levées, puis finalement, quatre d’entre eux se sont sentis prêts à me suivre.

Je ne connaissais pas les lycéens avec qui je m’apprêtais à discuter et n’avais aucune réelle idée de la manière dont pouvait tourner cet échange.
Avant même de commencer, Romain se confie sur son expérience en tant que conseiller municipal jeune. Il met en avant les actions de cette instance et m’explique en quoi elle est idéale pour donner aux jeunes une place dans le dialogue local.
Nous finissons par nous installer tous les cinq, en cercle, dans cette salle vide. D’abord je leur demande de se présenter, de me parler d’eux, de m’expliquer leur rapport à l’engagement. Tous les quatre commencent par me parler de leur scolarité, ils sont en terminale, ont entre 17 et 18 ans et se préparent à partir en études supérieures. Aucun n’est réellement actif politiquement ou dans le milieu associatif.
Céleste, la plus bavarde du groupe explique alors qu’elle n’est pas vraiment engagée, mais qu’elle aurait beaucoup aimé. Elle déplore un peu que les associations du bassin ne fassent pas suffisamment de pub sur leurs actions et sur les moyens de les rejoindre. Elle raconte qu’elle aurait particulièrement aimé s’investir pour la cause animale, mais que les associations étaient parfois trop difficile d’accès. Céleste est notablement dynamique et passionnée quand elle nous parle, mais selon elle, le fait que les bénévoles soient souvent tous à la retraite peut compliquer les échanges et que les horaires sont souvent incompatibles avec l’agenda scolaire.
Romain se lance alors. Pour lui le même problème se pose, malgré son engagement de deux ans au conseil municipal jeune, il considère ne plus avoir en terminale, le temps nécessaire pour s’investir.
Les autres acquiescent et confirment que les conflits horaires sont un frein important à leur investissement.
Les heures de cours de 8h à 18h les occupent trop me disent-ils, ils déplorent de ne pas réellement avoir de temps à consacrer à autre chose et je sens une forme de résignation face à un système scolaire qui ne leur laisse pas vraiment de temps à dédier à leurs passions ou aux activités associatives et militantes qui pourraient naître.
Tous les quatre finalement soutiennent qu’un engagement plus ponctuel leur conviendrait mieux.

 Les jeunes ont aussi la flemme.

Céleste

Céleste reprend la parole et sur un ton plus léger assène : « Les jeunes ont aussi la flemme ».
Elle aborde alors une forme d’indolence presque générationelle, de s’informer, de se politiser. Pour elle, les réseaux sociaux ont joué un rôle majeur. Peut-être la surcharge d’informations contribue-t-elle en partie, à ne plus chercher d’information plus poussée et l’impression d’être en lien permanent avec le monde pousse à une forme d’individualisme et d’isolement.
Nous en venons à la conclusion que si cette passivité est presque fatale à Montceau-les-Mines, dans les grandes villes tout est à disposition. On y tente plus de venir chercher les jeunes et de les sortir de cet état végétatif.
Ici on ne les démarche pas, mais ce qui ressemble à de l’espoir les pousse à m’affirmer qu’ils s’engageront dans leur vie étudiante.
Ils ont néanmoins des solutions à proposer comme mettre en place un forum des associations directement au lycée. Pour eux, cette flemme n’est pas une fin en soi et il existe sans doute des moyens d’y remédier de manière intergénérationnelle.

Finalement nous abordons le sujet de Montceau, de l’impact qu’a pu avoir la ville sur leurs trajectoires en terme d’engagement. Sans doute, me disent-ils, que s‘ils avaient grandi ailleurs ils auraient plus facilement réussi à s’impliquer.
De ce que je comprends, ils n’ont plus envie d’investir Montceau. Les rues sont vides, il n’y a plus de cinéma, de lieux culturels et surtout, les jeunes n’ont nulle part où se réunir si ce n’est chez eux. Avec une forme de regret, ils semblent un peu abandonner l’idée que Montceau soient une ville dynamique où ils pourraient s’investir.
Ils regrettent profondément de ne pas avoir un lieu en ville qu’ils pourraient s’approprier pour se retrouver, faire de la musique, monter des collectifs… Ils me parlent du skate-park mais sans grande conviction.
Leur sociabilité, comme celle de plusieurs générations les précédant désormais ici, passe par l’espace privé. Ils se retrouvent chez les uns ou les autres et ne s’approprient plus l’espace public. Même uniquement sur le plan pratique, Montceau ne leur paraît pas une ville idéale. Les bus ne passent que rarement, terminent tôt et ne desservent pas forcément les quartiers dans lesquels ils aimeraient se rendre.

Nous concluons sur ce sujet, et je sens que la fin d’année n’en finit pas de durer, qu’ils s’envisagent déjà étudiants.
Les sentences de Parcoursup viennent de tomber et je me souviens moi-même, d’un moment de l’année à la fois nostalgique et particulièrement prometteur.
Il y a quelques mois, leurs réponses auraient peut-être été différentes et leur volonté autre. En les rencontrant au mois de juin, j’ai bien compris qu’ils n’étaient déjà plus vraiment montcelliens. 

Ce que je retiens de leur témoignages, c’est que Montceau est une ville qui ne leur donne ni l’envie ni les moyens de s’engager. Il ne se voient pas rester ici au-delà de la terminale et ne s’approprient pas le territoire. Le phénomène est assez général pour eux, il n’y a pas réellement de perspective d’études ou de travail et comme beaucoup d’autres, ils prévoient de quitter le bassin minier.
Le déclin des petites villes est un sujet largement abordée dans les travaux récents de sociologie.
Dans son ouvrage Ceux qui restent, Faire sa vie dans les campagnes en déclin, Benoit Coquard évoque entre autres sujets, le déplacement de la socialisation de l’espace public vers la sphère privée. Il explique alors que ceux qui traînent dehors, dans les bars et par les rues ne sont pas réellement considérés comme fréquentables et que l’entièreté de la vie sociale, du lien et de la vie familiale se fait désormais dans les foyers et loin des rues. Les gens des rues, ce sont les boiteux, les malades et les mendiants. On ne traîne plus et on ne laisse plus traîner ses enfants aujourd’hui, comme on le faisait au siècle dernier.
Ce cas ne s’applique peut-être pas complètement à Montceau-les-Mines, mais il est évident que nous avons pu observer ces dernières années, un recul de la vie sociale publique, une disparition des lieux où se forme le tissu citoyen, et les rues ont été désinvesties par les habitants.

Il est temps de quitter mon groupe de lycéens, mais s’en trop m’éloigner du contexte qui les voit évoluer au quotidien.
Que pensent ceux qui leur font face chaque jour ? Comment les enseignants perçoivent-ils leurs élèves et leur conscience citoyenne dont ils sont censés soutenir le développement?

Pierre

Pierre G. n’a jamais été mon professeur. Nous nous sommes croisés dans des conseils d’administration au lycée et dans la rue, contre la réforme des retraites.
Je me souviens particulièrement de l’une de ces manifestations, avant que le cortège ne parte, avec d’autres professeurs, il nous avait tendu la banderole Lycée Parriat en grève  sur laquelle avait été ajouté à la bombe : Place aux jeunes.
Personne au lycée n’ignorait l’engagement syndical de Pierre. Quelques minutes avant que je l’interroge un de ses collègues me dit d’ailleurs « Pierre il n’en tire rien, il fait ça pour les autres ».
Monsieur G. a vu passer des générations d’étudiants, toujours avec un sourire taquin et une bienveillance souvent dissimulée sous un cynisme immuable.

Nous nous installons donc dans les canapés de la Volière, entourés par les images minières de l’exposition en cours, ce qui le fait sourire.
Il commence alors à me parler de lui, de ses engagements, de son métier et il m’explique qu’il n’est pas professeur de Sciences Économiques et Sociales fortuitement.
« Ce n’est pas un hasard, c’est vraiment un choix. Parce que le croisement des disciplines, surtout la sciences politiques et la sociologie, permet de nuancer le pouvoir de nuisance de l’économie. C’est la volonté d’expliquer aux jeunes comment le monde fonctionne ».

Il me raconte qu’il a grandi à Montceau, le souvenir des mines en activité et celui des longues heures passées à jouer dans le charbon. Il évoque une cicatrice noire qui traversait la ville et qui pour lui, était un véritable lien entre les habitants du bassin.
C’est lorsque que l’on évoque sa période lycée, qu’il se souvient de ses premières mobilisations. Il avait 16 ans, en première ligne rue Carnot, il tenait déjà la banderole sur laquelle était inscrit : On veut des profs, on veut des livres.
Il me raconte que son poste de prof était pour lui, une promotion sociale mais que le devenir des jeunes aujourd’hui est plus incertain.

Quand je suis prof je me dois de mettre mes convictions en retrait, mais dire à mes élèves de s’engager, j’en ai le droit et je le fais.

Pierre G.

Si j’ai fait le choix de discuter avec lui c’est avant tout par ce qu’il est lui-même en contact quotidien avec des jeunes.
Il évoque alors ses élèves, anciens et actuels, avec beaucoup de bienveillance. Il semble détecter des formes de micro-engagements chez la plupart d’entre eux.
Pierre n’est pas tout à fait d’accord avec cette idée qui dit que les jeunes ne s’engagent plus, c’est un combat qu’il mène depuis des années. « Je leur dit engagez-vous, peu importe comment, même si ça n’est pas forcément en accord avec mes opinions personnelles. Quand je suis prof je me dois de mettre mes convictions en retrait, mais dire à mes élèves de s’engager, j’en ai le droit et je le fais. »
Il explique qu’il respecte le devoir de neutralité durant ses cours, car il n’est pas là pour dire à ses élèves pour qui voter, mais qu’il se permet des blagues sur certains partis. S’il ne pousse pas ses élèves vers des opinions qui seraient les siennes, il essaye tout de même de les aider à décrypter les programmes et il les enjoint à voter.

Pierre a un regard assez positif sur ses élèves. Il ne les trouve ni amorphes ni passifs, comme certains le croient. Il évoque par exemple, le festival des lycéens, spectacle assuré par les étudiants et dont les bénéfices reviennent intégralement aux Restos du Cœur. Il parle avec émotion lorsqu’il évoque la somme reversée chaque année par les élèves à l’association.
Pierre me confie que si cet engagement solidaire ne se traduit pas toujours pas une politisation et une conscientisation de la portée politique de la pauvreté, il le voit plutôt comme une graine qui germe petit à petit.

À titre personnel, si je devais retracer ma politisation, je consacrerais certainement une belle partie du récit à mon engagement aux Restos du Cœur, où j’ai été bénévole pendant deux ans. J’ai mis du temps à politiser la situation de précarité dans laquelle se trouvaient les bénéficiaires que je rencontrais. Il faut sans doute croire qu’il y a un moment ou le devoir de solidarité et la sympathie se transforment en conscience accrue nous faisant réaliser que la pauvreté n’est pas une condition infondée.

Lorsque je lui demande son point de vue personnel sur cette question du désengagement des jeunes, il me répond avec une forme de fierté :
« On ne peut pas comparer les périodes, l’engagement politique c’est la seule chose qu’on avait nous. Il y a plus de manière de s’engager que la seule politique.
Les jeunes s’engagent différemment, ils défendent aussi les pratiques culturelles minoritaires, c’est aussi un combat. Au lycée on a des journées impulsées par des élèves sur les droits des LGBTQIA+ »

Et puis si j’ai fait le choix d’échanger avec Pierre c’est aussi en sachant l’importance de son engagement auprès de la FSU (Fédération Syndicale Unitaire).
Je me permets donc de lui demander si, depuis sa position de syndicaliste de longue date, il a l’impression que les formes d’engagements et d’organisation traditionnelles sont en perte de vitesse. Il constate sans jugement que les jeunes s’organisent différemment, que leur mobilisation à travers les réseaux sociaux est très importante et n’est pas à négliger. Mais il exprime tout de même le regret qu’ils ne fassent pas plus avec ces réseaux, qu’ils ne s’en servent pas suffisamment pour s’organiser concrètement entre eux.

Pierre poursuit sur l’engagement de ses élèves en évoquant des élections blanches qui sont souvent mises en place par les lycéens durant les années de scrutin. Il souligne que la plupart du temps, le résultat est un duel entre la gauche et l’extrême droite.
En 2022, lorsque j’étais au lycée, une élection blanche était organisée. Jean-Luc Mélenchon en était sorti grand vainqueur devant Marine Le Pen.
Monsieur G. regrette que cela n’ait pas eu lieu pour les Européennes, puisqu’au vu des résultats des élections blanches précédentes, la jeunesse montcellienne tendait plutôt à gauche.
Alors comment interpréter les résultats des Européennes à Montceau ? Ces jeunes ne sont-ils pas allés voter ou alors leurs opinions ont-elles radicalement changé en deux ans ?

Comme beaucoup, la montée de l’extrême droite l’inquiète, en provenance de ses élèves comme de ses collègues, si l’on en croit les statistiques sur le vote des professeurs.
Il se remémore les mobilisations qui mêlaient professeurs et élèves lorsque Christian Launay, conseiller régional du Front National fut nommé au conseil d’administration du lycée. Durant les cinq ans de son mandat les lycéens, leurs professeurs et le personnel encadrant se sont mobilisés pour que l’ancien membre du service de sécurité de Jean-Marie Le Pen ne rentre pas dans l’enceinte de l’établissement. Et avec un plaisir non dissimulé, il termine en évoquant la fois où 600 membres de la communauté étudiante se sont mobilisés contre l’extrême droite. Les résultats du 9 juin ne m’assurent pas que cela serait encore possible aujourd’hui.

Avant de laisser partir Pierre, j’immortalise le moment téléphone en main. Sur la photo, son sourire quelque peu gêné me rappelle qu’il est déjà tard et que j’ai une visio à préparer.

Léo

 J’ai trop vu que mon engagement était source d’étonnement.
Parce que j’étais jeune et je voulais montrer que les jeunes avaient un potentiel énorme.

Léo

Lorsque Léo décroche notre appel zoom, puisque distance oblige, nous ne pouvons pas nous rencontrer en présentiel, il déambule entre les arbres de son quartier à Bordeaux.
Nous nous connaissons déjà puisque nous sommes allés au lycée ensemble, je lui demande tout de même de se présenter.
Léo milite depuis ses 15 ans dans plusieurs associations et organisations telles que la Croix Rouge Française. Nous avons tous deux fréquenté Parriat et le moins que l’on puisse dire c’est que Léo marquait déjà les esprits par son énergie et son engagement. Je l’ai souvent vu avec son gilet de la croix Rouge, déambulant dans Montceau, et la plupart du temps, il était en action.
En évoquant quelques souvenirs, nous revenons sur nos années lycée et sur son implication politique, il m’explique alors qu’il regrette un peu cette tendance que nous avons à faire de la figure d’un jeune engagé une exception.
« C’est très valorisant d’être engagé quand on est jeune, on côtoie des figures locales, on sent que notre action est appréciée sur le territoire, mais il y a un grand sentiment de solitude quand on essaye de mobiliser les autres jeunes ».
Pourtant Léo m’assure qu’il a tenté, et j’ai souvent pu l’observer, de pousser les autres jeunes à l’engagement, sans les politiser contre leur gré. Il a essayé avec la Croix Rouge de développer une « antenne jeunes« , mais puisqu’il a lui-même quitté le territoire pour ses études, c’est un projet qui n’a pas réellement abouti.

Lorsque nous discutons, alors que la lumière de début de soirée commence doucement à s’installer, je le sens apaisé et réaliste sur bien des points. Il pose une autocritique mature et réfléchie sur son propre engagement en exprimant le regret de ne peut être pas avoir été une personnalité assez forte, capable de mobiliser.
Si c’est le sentiment qu’il décrit lors de nos échanges, je me permets, quelques jours plus tard alors que je rédige, d’affirmer que la plupart des personnes l’ayant rencontré vous diront que Léo est un personnage énergique et tellement expressif.
Je ne lui dis pas pendant ce bref échange en visio, mais si je fais moi-même un tour dans ma mémoire, Léo a contribué sans aucun doute, à un pan de mon engagement personnel. Je crois lui devoir en partie mon intérêt pour le monde syndical, dans lequel il avait la volonté d’intégrer un maximum de ses camarades, notamment féminines, encore insuffisamment représentées.

Alors que nous discutons de l’expérience de l’adolescence à Montceau, il reconnait lui aussi l’impact du territoire sur son parcours militant :
« Le territoire a forcément pesé. La réalité de la pauvreté, le taux d’addiction, les inégalités frappantes, tout ça m’a aussi poussé vers cette voie ».
Il me liste alors les pans importants à ses yeux de l’histoire du bassin minier comme les grandes grèves ou les mobilisations ouvrières, et il exprime le regret que ce passé ne soit pas plus mis en avant auprès des jeunes. Déplorant déjà un accès à la culture très limité à Montceau, il ajoute à cela la méconnaissance de l’histoire populaire et de la culture locale.
Peut-être est-ce un biais que l’on développe lorsque l’on fréquente les milieux syndicaux, mais je me retrouve dans les paroles de Léo.

La suite de son parcours m’intéresse, je lui demande alors où en est son expérience militante et s’il a pu retrouver pendant ses études des modes d’engagement.
Il m’explique alors qu’il continue, surtout dans le contexte des élections législatives, à Bordeaux, ville dans laquelle il poursuit des études pour devenir infirmier. Celles et ceux qui ont rencontré Léo vous diront qu’aucune voie professionnelle n’aurait pu mieux lui convenir, au vu du temps qu’il dédie aux autres depuis ses 15 ans.

Ça y est, la nuit a totalement envahi la pièce, et c’est pendant ces quelques secondes gênantes où l’ont tente de mettre fin à discussion en distanciel, qu’apparaît la notification que j’attendais. Lucile me confirme notre rendez-vous du lendemain. J’ai hâte.

Lucile

On m’a beaucoup parlé de Lucile lors de mes années lycées. Lorsque je commençais à exprimer le désir de me diriger vers Sciences Po, des profs, des proches et des membres de ma famille m’évoquaient régulièrement son parcours.
Ce n’est finalement que deux ans plus tard, alors que ma première année s’achève que je prends contact avec elle, d’abord sur les réseaux sociaux, puis nous nous rencontrons finalement à la Volière où elle accepte de répondre à mes questions.

Alors que nous sommes assises et que nous partageons une discussion informelle, je commence déjà à en apprendre plus sur ce personnage.
Si j’ai décidé d’interviewer Lucile c’est d’abord par désir de la rencontrer et de discuter avec elle, mais aussi parce que son expérience de jeune Montcellienne partie faire de grandes études à Paris m’intéresse énormément.

Lucile a 28 ans, elle est née et a grandi à Montceau-les-Mines, et est aujourd’hui journaliste de profession.
Elle m’explique que grandir à Montceau, pour elle, a longtemps signifié grandir sans réel accès à la culture.
« Il n’y avait que très peu d’activité culturelle autour de moi finalement, c’était beaucoup de rendez-vous entre copains et beaucoup de musique ».
Alors comme beaucoup de jeunes, elle était enjouée à l’idée de partir étudier dans une grande ville. Lorsqu’elle me le raconte, on sent à quel point cela a pu représenter pour elle, une aventure inconnue mais excitante.
Elle garde un souvenir, qu’elle qualifie d’anecdotique, mais qui semble beaucoup l’avoir marquée : sa première sortie du métro parisien et la richesse de l’architecture en comparaison à ce qu’elle avait connu toute sa vie.
« On rêvait d’aller à Paris pour des raisons culturelles, on était passionnés de mode et de culture. Notre rêve c’étaient les concerts et les expos et ça dès le début, on a essayé de s’y mettre ».
Lorsque Lucile raconte ses premiers souvenirs de Paris, j’ai comme l’impression de me retrouver dans ses yeux de 18 ans : émerveillée et impressionnée du spectacle urbain qui se déroule devant moi.

 Je pense que j’ai un rapport particulier à l’injustice, quelque chose que je porte qui est très lourd.

Lucile

Elle poursuit en me racontant son parcours. En arrivant en master de journalisme à Sciences Po, elle développe un engagement pour la santé mentale en découvrant l’ampleur de la pression mise par l’école sur les étudiants et son impact sur sa santé et celle de ses camarades.
Elle témoigne alors auprès de la direction. Cet investissement auprès de ses camarades, elle le relie à Montceau m’explique-t-elle. « Je pense que j’ai un rapport particulier à l’injustice, quelque chose que je porte qui est très lourd. Le fait d’avoir vu des situations sociales dramatiques, de connaître les inégalités dans ma chair ne me permet pas de supporter qu’on nous fasse vivre des choses pareilles ».

De sa chair, elle m’en parle à plusieurs reprises lors de nos échanges, comme si certaines choses lui avaient été inscrites génétiquement, de manière indélébile en grandissant. Un rapport au territoire contrasté mais un sentiment d’appartenance et une forme de bienveillance pour la ville et ses habitants.
Elle évoque également, avec émotion, la fois où elle est intervenue au lycée Parriat pour parler de son métier et qu’elle s’y est revue à dix-huit ans, un peu perdue et sans réelle idée de ce que le futur lui réservait. Dix ans après, son attache au territoire reste entière.

Lorsque nous discutons, je sens chez elle, une envie de réinvestir Montceau. Je lui demande alors si elle a parfois le sentiment d’avoir besoin et envie de redonner à Montceau un morceau de ce que la ville lui a légué. Si en tant que jeune ayant grandi sur le territoire et ayant pu faire des études, elle se sent parfois redevable à la ville au sens large.
Elle m’explique que l’école lui a beaucoup donné à titre personnel, mais qu’elle s’est sentie mal à l’aise lorsqu’elle et ses amis ont été acceptés à Sciences Po, que leur photo a beaucoup tourné dans les médias locaux.
Elle m’explique qu’elle a des projets pour la région, mais tout en pudeur, et je comprends qu’elle ne souhaite en rien se mettre en avant.

Lucile parle aujourd’hui de ses origines sociales et géographiques de manière plus apaisée, avec un recul que lui a sans doute apporté le temps. Mais elle m’explique que sa position de transfuge de classe n’a pas toujours été simple.
Si aujourd’hui encore, les inégalités la touchent, elle explique qu’elle est, grâce à son travail et sa famille, plus en phase avec l’histoire du bassin minier.
Lucile avoue avoir découvert en début de master beaucoup d’ouvrages de sociologie l’ayant profondément impactée. C’est en lisant Edouard Louis, Annie Arnaud et d’autres auteurs narrant l’expérience douloureuse et souvent honteuse que représente le fait de quitter son milieu social pour un autre.
Cette découverte l’a ainsi poussée elle-même, a travailler sur le concept de transclasse. Elle en a même fait le sujet de son rendu final de master.
Ce n’est qu’un an plus tard, qu’elle se lance dans un travail plus personnel sur l’histoire migratoire de ses grands-parents de l’Italie vers la France.
Alors qu’elle me parle de ce projet, je peux sentir dans ses propos tout ce que celui-ci lui a apporté dans la compréhension de son parcours. Des réponses presque identitaires.

Peut-être à l’image de ce que m’apporte ce projet de stage chez ODiL ?

Nos parcours sont relativement différents et nos histoires ne sont pas les mêmes, mais j’ai l’impression de comprendre qu’il y a aussi chez Lucile, une redécouverte de ses origines et du territoire l’ayant vu grandir.
Si pour moi elle fut plutôt sereine, je réalise que pour elle, ce fut plus conflictuel au début. Sans doute qu’on ne peut pas mettre sur le même plan la prise de conscience de son origine géographique et historique avec la réalisation plus frappante de ses origines sociales et familiales.

Ma discussion avec Lucile se termine en début de soirée et lorsqu’elle quitte la Volière je me retrouve seule pour réfléchir.
Elle est la dernière personne que je comptais interviewer, alors son départ me permet aussi de me livrer à une petite introspection.
Le parcours de Lucile, au delà de son grand intérêt, soulève également des thématiques qui me sont encore lointaines.

Alors que mon travail touche à sa fin, beaucoup de questions restent encore en suspens. Ce dossier n’a pas vocation à être exhaustif, et il me laisse dans l’expectative.
Quelle place laisse-t-on réellement aux jeunes à Montceau ? Les Montcelliens ont-ils envie que des jeunes s’engagent avec eux ? Pour eux ?
Je n’ai interrogé que des personnes jeunes ou engagées, ce qui ne me donne pas réellement de réponse sur la place que seraient prêts à laisser les Montcelliens à leur jeunesse.

À l’heure de finaliser ce dossier, il ne reste que deux jours avant le premier tour des élections législatives anticipées. Le Rassemblement National ayant progressé comme jamais, la question de l’engagement des jeunes sous un gouvernement d’extrême droite reste entière.
Les prochaines semaines s’avèrent incertaines et le contexte politique du pays risque d’être un facteur d’influence énorme.
Si l’on sait comment l’arrivée d’un gouvernement d’extrême droite pourrait impacter la vie des Montcelliens, on ne sait pas, en revanche, comment ceux-ci, notamment les plus jeunes, pourraient réagir.
Comme l’ont très bien expliqué Lucile et Léo, grandir à Montceau inscrit chez certains le poids des inégalités, et ce jusque dans la chair.
Alors peut être, peut-on imaginer que la violence que représenterait l’extrême droite à Montceau pourrait pousser les jeunes à se réengager ?

Alors qu’en commençant cet article j’exprimais l’importance qu’avait eu pour moi la redécouverte de l’histoire politique du bassin minier, je réalise en le finissant que Montceau a renié une partie de ce passé collectif le 9 juin dernier.

Les personnes que j’ai pu rencontrer ou connaître à nouveau grâce à ces recherches, me permettent désormais de confirmer que la jeunesse montcellienne n’est pas inerte, comme beaucoup le disent.
Le poids d’un territoire marqué par une histoire de lutte est sans doute dur à porter, et projeter sur cette jeunesse une vision dépassée de l’esprit de lutte et des formes d’engagement, ne semble plus pertinent.
Naviguer dans un monde où l’on nous répète que l’avenir est incertain, dédier sa vie au combat et à la formation de la pensée critique comme Pierre, tenter d’insuffler une dynamique jeune à Montceau comme Léo, ou encore revendiquer son identité comme Lucile ; c’est comme ça que se manifeste l’esprit de lutte, le refus de la fatalité que l’on associe à un territoire.

Ninon de Sars, Juin 2024