Chez Odil, nous avons la volonté, sans toujours y parvenir, d’entendre et/ou relayer la parole de celles et ceux qu’on n’entend le moins. Dans cette période plus que spéciale, nous nous sommes intéressés à la situation de ceux qu’on a tendance à appeler les exclus du système, de la norme.
En prison, à la rue ou comme j’ai souhaité l’aborder ici, dans les hôpitaux psychiatriques, nombreux sont ceux qui subissent déjà l’enfermement dans leur condition tout au long de l’année.
Nos questions étaient : qu’est-ce que ça change ? Est-ce pire pour eux ? Comment s’adaptent-ils ? A-t-on assez pris en compte leur situation particulière ? Particuliers, le restent-ils face à cette épreuve ?
Au fil de la réflexion et des entretiens, nos regards peuvent changer, évoluer vers une compréhension plus juste de nos semblables. C’est ce que je me suis dit en consultant des professionnelles du milieu de la santé psychiatrique, Pascale, psychiatre hospitalière, Nadia et Mireille, infirmières psychiatriques, toutes trois liées au CHS de Sevrey.
Bien joué, dès l’énoncé de mon sujet Pascale, Psychiatre hospitalière me recadre. C’est vrai que j’abordais certainement cette problématique avec des a priori : la situation est difficile pour nous, ben oui nous les gens libres, normaux donc pour les…
Bref, je recommence.
Pascale m’interrompt, sans excès d’autorité hein, juste une passion non dissimulée pour son travail et un respect profond pour ses patients : « C’est une situation qui doit nous donner à penser, nous amener à donner du sens notamment devant des personnes en souffrance psychique.
On vit tous une expérience inédite, le terme de crise est intéressant car l’état de crise porte en lui quelque-chose de fécond. Comme dans la petite enfance, c’est nécessaire pour grandir, dans le sens croissance, mais aussi dans le sens de la grandeur, pour construire une identité ».
Ce n’est pas que je m’attendais seulement à une complainte des soignants qui manqueraient de moyens, mais là on verse dans le philosophique et ce n’est pas pour me déplaire.
Mais d’ailleurs, en manquent-ils les soignants, de moyens ? Cette crise a-t-elle été bien préparée dans ces services spécifiques qui constituent la psychiatrie ?
Nadia, infirmière en ambulatoire me livre des éléments de réponses : « Sur le CHS, on a anticipé le pic épidemique, on a réajusté les unités et on a un fonctionnement bien particulier : les entrants ont un pavillon dédié. C’est comme un confinement pendant une semaine en attente d’éventuels symptômes, et s’il y en a, une structure est prête pour les malades. Je me suis portée volontaire si le pavillon s’ouvre. C’est tout anticipé ».
Comme partout dans le milieu de la santé l’heure semble être à la dévotion, mais ici précisément, ne règnerait-il aucune panique ?
Pascale fait décidément preuve d’un recul qu’il est plaisant d’entendre dans la morosité ambiante.
Mais alors, de façon plus pragmatique, comment traite-t-on des patients atteints de troubles psychiatriques en période de crise sanitaire ?
Le CHS a commencé par mettre en place un numéro vert pour recueillir des appels téléphoniques et réduire les visites à l’hôpital.
« Certains se connaissent, ils n’hésitent pas à appeler, pour les plus jeunes c’est plus compliqué, ça réactive leurs angoisses et ils se sentent isolés » affirme Nadia, ce à quoi elle ajoute : « Dans les semaines qui viennent, on risque de voir des gens décompenser, on en observe les prémices, malgré les traitements. Ça change de leur quotidien hyper ritualisé, certains sont paniqués, certains ressentent une persécution, d’autres ronchonnent sur le confinement. Mais avouons que dans l’ensemble je suis surprise, que des gens avec des pathologies assez lourdes comprennent et sont respectueux des nouvelles règles, des gestes barrières, etc… »
Pascale nuance encore : « L’atmosphère est plutôt calme malgré des mesures très restrictives : plus de visites depuis un mois, plus de sorties en dehors de l’hôpital. Pourtant nous ne sommes pas confrontés à de nombreuses manifestations d’opposition, de colère ou de revendication » et de sanctionner « dans le milieu hospitalier on a pris la décision très claire de responsabiliser et d’informer les patients. De les mettre en position de collaborateurs. Des notes ont circulé, des temps d’échange ont été organisés, pour les considérer comme des citoyens à part entière et pas seulement comme des gens vulnérables. Passer d’un accompagnement à un compagnonnage, je leur ai dit : on a besoin de vous ».
Bon alors crise ou pas crise ?
Ne me dites pas que cela dépend uniquement de la propension à l’inquiétude de chacun des soignants ou à leur position hiérarchique.
Mireille nous apporte encore un autre point de vue, celui d’une infirmière en psychiatrie de liaison sur le centre hospitalier de Montceau. A ce titre elle est en charge d’accueillir les patients du CH mais aussi d’apporter son soutien aux équipes de soignants confrontés à l’épidémie.
« Pour l’instant on gère. Nos patients ne viennent plus trop sur les urgences, comme ils avaient tendance à le faire avant. Ils ont compris, on agit par téléphone. Il y a eu une énorme réorganisation sur l’hôpital, certains services tournent au ralenti alors qu’ils étaient toujours pleins avant. Le pic doit arriver mais n’arrive jamais » confie Mireille avant de préciser « On ne fait plus trop de la psychiatrie comme il y a deux mois. C’est plus du soutien lié au manque de visite par exemple. Nous avons surtout des patients âgés et les soignants sont tellement dans l’envie de bien faire qu’ils ont moins de temps pour le côté humain, on les soulage en complétant leur travail ».
Formée sur les cellules d’urgence habituellement concernées par les attentats et les catastrophes, Mireille sait quel soin il faut aussi apporter à ces fameux soignants de la première ligne : « On est toujours sur le qui vive, certains on peur d’être contaminés sans forcément le dire, d’autres ont dépassé ce stade et ont la tête dans le guidon. On fait surtout de la gestion du stress » et elle ajoute non sans humour « avant d’avoir des patients Covid-19, on sentait une espèce d’excitation comme une envie d’y être. Nous notre rôle c’est d’apaiser tout ça. Certains me disent, après on viendra te voir car on sera tous alcooliques, je leur dit qu’on fera un groupe de parole ».
N’oublions pas que ces soignants, aujourd’hui au front de cette guerre déclarée par le président, tirent la sonnette d’alarme sur leurs conditions de travail depuis un an déjà.
« Ça recrée des liens dans cet hôpital, on avait trop tendance à se tirer dans les pattes. Personne ne se plaint, même s’il y aura des choses à régler après, le temps n’est pas à la colère. Les équipes sont touchées par les initiatives, des pizzerias, des entreprises qui nous livrent, ou des Gilets Jaunes qui nous donnent. On travaille tous avec nos tripes et on voit une belle solidarité ».
Les patients Covid-19 pour l’instant, Mireille ne les visite pas par manque des tenues nécessaires.
À Sevrey les masques sont enfin arrivés, petit à petit : « Il y a tellement peu que tout est comptabilisé. On nous demande de garder les masques durant 8H au lieu de 5H » nous précise pourtant Nadia. « On se rend bien compte que c’est la gestion qui est remise en cause, on se prend de plein fouet les dysfonctionnements. On est un pays développé avec des soins soi-disant à la hauteur, mais c’est assez effrayant » ajoute l’infirmière, car des inquiétudes il en persistent, comme celle de voir les troubles psychiatriques des patients constituer un frein à leur acceptation dans les services de situation critique. « Déjà sans ces problème, des choix sont faits, j’imagine qu’ils ne seront pas les premiers dans les lits de réa ».
Cette peur, Pascale la partage, même si elle n’ose y penser si clairement « Notre mission doit être de veiller à l’égalité dans l’accès aux soins, un patient qui a passé 20 ans à l’hôpital psychiatrique doit être traité comme les autres. C’est une question d’éthique, il n’y a pas de personne plus digne qu’une autre. La dignité est inconditionnelle ».
Il y a aussi les EPHAD ou Nadia n’a pu se rendre depuis le début du confinement, il y a les Sans Abris, avec lesquels Mireille avoue n’avoir aucun contact. C’est une période triste, mais dans laquelle on pourrait imaginer l’avénement d’une société plus solidaire, plus humaniste et plus responsable d’après Pascale, où l’on se demanderait comment gérer le bien commun avec moins d’exclus.
On y revient aux exclus.
« Cette expérience on la partage tous, on est tous soumis à l’anxiété plus ou moins contrôlée, on partage l’incertitude. Ça restitue les malades dans la communauté, car ils sont eux, parfois confrontés aux restrictions de leurs libertés. C’est une épreuve qui met en résonance en chacun de nous le rapport à autrui. Si on pense cette situation, ça abolie la frontière entre les normalités ».
Les ressources philosophiques ne manquent décidément pas chez la psychiatre Pascale qui considère que la meilleure façon d’appréhender cette crise reste d’en faire quelque chose. Pour elle, l’outil thérapeutique expérimenté ici devra être conservé.
Mireille avoue parfois mal dormir, se poser mille questions, craindre une situation à l’italienne quand on nous dit que les entreprises vont reprendre leur activité. Mais elle reste à l’écoute des soignants comme des patients, s’appuyant parfois sur des atouts inattendus : « On ne soigne pas de la même manière à Montceau qu’au Creusot. Je suis du cru, je peux parler patois avec les personnes âgées, beaucoup d’anciens mineurs, car on travaille avec l’histoire aussi ».
Nadia elle, martèle être sur le pied de guerre et « Ce n’est pas rien » conclue-t-elle.
Je suis ravi quelque part, que ces femmes passionnées et inspirantes soient venues battre en brèche mes certitudes sur leur discours. Il manque ici certainement une parole, celle des malades, mais ce sujet ouvre tant d’opportunités d’échange que le moment viendra j’en suis sûr.
En attendant laissons le dernier mot à Pascale :
* Les prénoms ont été modifiés
Benjamin Burtin, le 9 avril 2020
Image de couverture : L‘Infirmière Ratched extrait de Vol au dessus d’un nid de coucou