L’événement politico-littéraire de cette semaine, c’est la mise en ligne intégrale et gratuite du polar La peau des statues d’Yves Meunier. Yves, vous le connaissez déjà, c’est lui qui a publié La Bande Noire, le récit palpitant et historiquement documenté de la bande anarchiste de Montceau. Là, il remonte un peu dans le temps, en nous parlant de cet événement que les cours d’histoire n’aborde pas dans les collèges ni les lycées de Saône-et-Loire : la première insurrection ouvrière du bassin minier, le 26 mars 1871, qui proclama la Commune au Creusot et qui nous inscrivit localement parmi les hauts lieux de la lutte pour les libertés du peuple. Des récalcitrant.e.s historiques, des explosifs, la jouissance des corps et des esprits libertaires. On en parle avec lui et on en profite pour se muscler politiquement avant d’aller voter ou pas.
Salut Yves !
J’étais bien contente de découvrir la mise en ligne de ton polar… pour moi ça résonne fort avec l’actualité politique. Tu sais, avec Odil, on a organisé le débat du deuxième tour des élections municipales à Montceau, et quelque-chose m’énerve dans le rapport au passé qui est systématiquement dévalorisé dans cette campagne. Je suis loin d’être une nostalgique ou une réac. Mais je considère que les cicatrices du passé s’incrustent sur la peau, que quoi qu’on dise, nos corps, nos muscles, notre rapport aux autres ont une mémoire et récupèrent ce qui traine depuis bien avant notre naissance, tant que ça n’est pas réglé. Quand on a des fantômes en colère, c’est pas une solution de les balayer l’air de rien sous le tapis. On discutait récemment avec des jeunes hommes venus d’Afrique centrale et qui demandent l’asile politique à la France, ils sont accueillis à Montceau en attendant que leurs démarches aboutissent. On leur parlait du passé minier de la ville, on leur a montré des photos, les révoltes, la lutte pour les libertés. Ils ont halluciné et ils nous ont dit qu’ils comprenaient mieux où ils atterrissaient, le paysage, les gens, etc. On n’était soudain moins étrangers les uns aux autres. Pourquoi a-t-on tant de mal à transmettre cette histoire ? L’histoire des luttes ? L’esprit des luttes ? Tu publies en ligne ton premier bouquin aujourd’hui épuisé, et tu dis qu’avec ce livre, tu fais un « cadeau d’anniversaire communard ». Tu vois, La Commune, la première fois que j’en ai entendu parler, j’avais 20 ans et c’était dans une chanson… le prof d’histoire avait dû vraiment passer vite fait sur le sujet. Alors déjà, tu peux nous faire un petit topo là-dessus pour mettre tout le monde au même niveau d’information?
La Commune résumée par Yves Meunier
Le 18 mars 1871, la population prolétaire parisienne empêche le pouvoir de lui voler les canons de la bute Montmartre. C’est un soulèvement. Thiers, chef du pouvoir républicain bourgeois, fuit à Versailles. La Commune est proclamée après des élections municipales organisées le 26 mars 1871. Elle va durer deux mois (les Communes de province dureront au plus quelques jours) et va accomplir un énorme travail social : réquisition des ateliers désertés par les patrons et gestion coopérative des entreprises, école publique laïque et gratuite, abolition de la dette des loyers impayés, salaire minimum… Ce sont là les véritables « prémices » du socialisme autogestionnaire. Thiers et le gouvernement versaillais, aidés matériellement par l’armée prussienne déployée autour de Paris depuis l’armistice de février 71, mettent fin à La Commune dans « La semaine sanglante » de fin mai 1871. Ils massacrent 30 000 Parisiens, c’est le chiffre qui circule dans les milieux militants depuis longtemps.
Salut Caroline!
Content que le livre te plaise. je t’ai envoyé une note pour La Commune. C’est une note à part, pour donner un repère. Sinon, pour le livre, c’est une auto-édition. Je l’ai fait tiré à 500 exemplaires en 2002 qui ont été vite épuisés. Deux centaines supplémentaires ont formé la réédition de 2008. J’ai choisi de le mettre à disposition de tous pour les cent-cinquante ans des Communes de 1871. Comme une archive. Seul le format numérique pouvait le permettre tout en espérant diffuser plus largement cette histoire. L’objectif initial de ce polar historico-politique était de faire connaître un peu plus, voir mieux, l’histoire très riche du mouvement ouvrier de ce bassin minier de Saône-et-Loire. D’aller chercher par le truchement de la fiction un public plus jeune qui ne lit pas de textes d’historiens. On a combien de temps avant que l’article sorte sur Odil?
Bises
Merci Yves, ben on a jusqu’à demain (;
Il y a un truc qui m’interpelle dans le livre, là je suis en train de le finir. Tu fais cohabiter 3 époques 1871, 1981, 2001, comme trois détonations dans le ras-le-bol populaire de privation de liberté. T’es historien et tu mélanges les périodes comme ça ? On nous dit pourtant qu’il faut pas !?
Hum…! Ok je réponds vite alors. Dis-moi si ça suffit.
En 2002, je n’étais pas « historien ». Je venais de découvrir qu’il y avait eu une Commune au Creusot (et dans d’autres villes de province) en 1871 en même temps qu’à Paris ! J’étais plutôt en colère d’être si ignare d’un fait qui s’était déroulé sous mes pieds et dont le lycée du Creusot ne m’avait jamais pipé mot à la fin des années 70 ! J’ai découvert cela en 2000. J’ai voulu le partager. La forme polar semblait indiquée pour les raisons évoquées plus haut. J’avais trois époques que je pouvais croiser. Trois périodes où se manifestent des velléités de mouvement autonome…
Un personnage qui enquête sur le passé militant de son pays se trouve pris dans une intrigue policière qui le ramène à ses années de jeunesse à la fin des seventies… Le lien entre les trois époques était trouvé. J’ai, je crois, respecté les faits historiques tirés de ma première documentation. Quand j’ai écrit ensuite La Bande noire, j’ai fait de « l’Histoire » de façon plus orthodoxe. Bien que l’on me conteste quelque-fois le qualificatif d’historien car je ne sors pas de l’Université…
T’as d’autres questions?
Super! t’es au top.
Je repensais à ce que tu as écrit dans la préface. Alors comme ça, tu as tout largué pour te mettre à écrire l’histoire du Creusot et de Montceau-les-Mines dans des polars ? C’est fou quand même ! Pourquoi c’était si important pour toi ?
Oui j’ai encore des autres questions hein, tu restes derrière ton ordi ?
Olà,
J’ai fui.
D’abord mon investissement de militant syndical, puis ma famille, Toulouse où j’enseignais, et enfin mon boulot d’instit. Une fuite, c’est une accélération du quotidien et c’est connu, quand on est en mouvement, on barjote, on cogite… À un salon du livre, en 2003, à Dijon, j’ai rencontré André Jeannet, historien entre autre de la résistance en Saône-et-Loire. C’est lui qui m’a mis sur la piste des archives de justice du deuxième procès de la Bande noire, celui de 1885. Je suis retourné aux archives et là, Paf ! Je suis retombé dedans, j’avais dans les mains un trésor jusqu’alors inexploité. Ces archives venaient d’être mises à disposition 120 ans après ! Je ne pouvais pas me défiler… C’est important pour moi parce que je veux comprendre. Cette histoire nous a été vendue falsifiée et je déteste que l’on me raconte des salades politicardes sur le mouvement ouvrier, alors, je cherche moi-même des infos…
Dis-moi!
Dis donc,
Tu lâches rien toi !
Je me demandais aussi autre chose. Tu cites au début du livre « Le cri de Saône-et-Loire », un organe révolutionnaire qui existait en 1908 :
La période électorale avec toutes ses compétitions, ses manœuvres louches, ses compromissions, ses déclarations hypocrites, sa prostitution… la foire électorale n’aura pas sa place ici, car par expérience, nous pensons que le prolétariat ne conquiert nullement les pouvoirs publics, mais que ce sont les pouvoirs publics qui conquièrent le prolétariat. D’ailleurs le pouvoir n’est pas à conquérir, mais à supprimer. Guerre à l’autorité, place à la liberté !
Tu penses que c’est encore valable aujourd’hui, dans cette période d’élections municipales ? Faut que tu nous expliques un peu la différence entre élections municipales et élections communales, c’est le moment ou jamais!
J’ai bientôt fini hein ! Page 200, c’est là qu’il y a tous les suspects… je me demande qui c’est… me dis pas hein !
Nan! Je te dis pas, manquerait plus que ça, tu vas finir oui!
Cette citation reste à mon sens valable surtout dans le cadre de notre république bourgeoise.
Pour beaucoup, la politique, c’est les élections. À mon avis, il n’y a rien de moins politique que les élections et cela depuis toujours. Ceux qui depuis 1881 ont choisi la voie électorale ont emmené le mouvement ouvrier dans le mur. On déléguait ainsi le politique aux élus qui en firent une tambouille profitant à la classe sociale au pouvoir : la bourgeoisie. L’ouvrier « leader militant » devenait maire ou député et ensuite il recommandait la patience et la modération… Finie la Révolution ! Les exemples ne manquent pas.
Pour ce qui est du pouvoir, il peut être « pris » sans élections et là aussi les exemples ne manquent pas… Les communards parisiens s’emparent du pouvoir à Paris par une « prise d’armes » mais ils organisent leurs élections communales dans la foulée. Les élus étaient révocables à tous moments par ceux qui les avaient élus et les ateliers étaient réquisitionnés… La république était là, sociale, de fait. Elle n’était pas un pseudo aboutissement de la république bourgeoise, elle la remplaçait.
Les Schneider et autres féodaux industriels avaient, eux, compris l’enjeu : ils cumulaient pouvoir économique et pouvoir politique. C’est une dictature bourgeoise. Ils eurent très peur pendant la Commune. Le massacre qui mit fin à la Commune est à la dimension de cette peur des capitalistes devant le pouvoir prolétaire.
Dans le cadre d’une lutte révolutionnaire, le pouvoir doit être pris. Tout le pouvoir, économique et politique au sens large. Ne pas le prendre, c’est rééditer l’erreur des anarcho-syndicalistes espagnols qui en juillet 1936 acceptèrent la collaboration avec la bourgeoisie républicaine plutôt que de tenter « le tout pour le tout » comme le préconisait un de leur leader Garcia-Oliver. Les collectivités d’Aragon (pouvoir économique…) étaient protégées par un « pouvoir public » : la colonne armée des miliciens anarchos d’Antonio Ortiz… Quand les staliniens dominèrent le pouvoir central espagnol, ils les liquidèrent…
Donc pour ce qui est des élections municipales qui viennent, voter ou pas ne changera rien. Vous me direz : « Mais ce sont des élections communales, c’est comme la Commune ! ». Ben non. Aucun pouvoir municipal dans notre système capitaliste ne collectivisera la production. Il faudrait un mouvement social ayant ce but pour y parvenir. Ce même mouvement désignerait ensuite (par élection ou tout autre mode qu’il se choisirait…) ses représentants révocables à tous moments…
Dans le cadre de nos institutions, les quelques mesures un peu sociales de la compétence d’une commune servent, quand elles sont prises, surtout à justifier le système. Ceci-dit, aller ou pas voter n’est pas le problème. Une abstention majoritaire convient tout à fait à ce système. C’était déjà le cas pour les municipales de 2001 au Creusot qui sont en toile de fond dans La Peau des statues.…
À Saint-Étienne où j’habite aujourd’hui, le candidat écolo allié aux résidus socialos et présent au second tour du 28 juin, propose ni plus ni moins que de combattre le changement climatique sur la ville ! Il va nous mettre sous cloche ? Et pour nous y maintenir : les flics, verts ou autres… .
Dans La peau des statues, de jeunes révoltés affichent sur les murs du Creusot pendant les élections de 2001 : « Ni dieu, ni maire », je pense que la formule n’a pas vieilli.
Bon on y est là? Je peux aller boire un coup ? (;
Oui oui. Je trouve que c’est nickel comme ça. T’as envie d’ajouter un truc ? Pour répondre à la super question que je n’ai pas posée ?
Ah! Ben biensûr. Faut dire au gens de m’écrire. Lisez La peau des statues et … « disez-moi si ça vous a plu ».
Bises et à la tienne!
Ben ok Yves.
Moi, je te réponds tout de suite, parce que je viens de terminer. Je m’attendais pas à ça !
C’est bien de lire ce livre cette semaine, les allers-retours dans le temps, ça nous montre que l’histoire nous traverse parfois, sans prévenir, alors qu’on est en train de s’arsouiller quelque-part. Le temps politique, c’est à chaque instant et c’est aussi sur la longueur. J’aime bien le mélange de détails sur l’organisation de l’insurrection, sur les fluides amoureux mal contrôlés et l’humour qui s’en dégage, les tripots bien cachés et la fierté des personnages qui décident de lutter ici. Des fois, j’étais un peu perdue au milieu de tous ces gus… la prostituée qui cache la poudre et les munitions, j’adore! Le passage du bordel que la municipalité de Montcenis voulait ouvrir pour financer l’école publique, à garder! Si je n’avais qu’une phrase à retenir, ça serait ces trois là, on dirait un poème venu du crassier :
Montchanin, on dirait un cimetière,
mais sous le décor, les entrailles fument, j’en suis sûr.
Comme ailleurs la bête est vivante.
Derrière ces murs gris mouillés, on jouit, on meurt
et on s’étripe entre les deux… c’est fatal.
Pour dire les choses, ce bouquin comme celui de La Bande Noire, me donne l’occasion de vérifier ce que je pense depuis quelques années. Je crois que la division administrative et les mille-feuilles de communautés de communes nous renvoient des cartes de territoire qui fonctionnent comme des leurres. Notre imaginaire s’est accommodé d’un bassin de vie entouré de traits épais. Nos habitudes ont été domestiquées par les cartes scolaires, les mobilités de moins en moins souples (oui oui, je confirme, les réseaux de train et de bus sont beaucoup moins accessibles et relient beaucoup moins bien les communes et les quartiers que dans les années 1930). Nous avons perdu la liberté de marcher pour nous déplacer (en 1942, ma voisine reliait à pieds la commune de Sommant à celle du Creusot, 40 km, pour se rendre à l’école normale ; une autre faisait jusqu’à 50 km pour danser au bal). Je ne crois pas que la voiture ait concrètement permis de densifier les liens populaires, les groupes d’affinité, les intérêts de classe. Ce polar nous rappelle que d’Epinac à Montceau, que du Morvan au Creusot, que de l’usine aux mines en passant par les champs, existe une même épopée humaine locale et partageuse. Les ruptures entre les bassins de vie et la répartition des pauvres par secteurs d’activité sont le produit des opérations successives de dépolitisation, que tu mets en récit et qui vont s’accélérer vers 1900, tu parles de « schneiderisation » de la population creusotine qui finit par devenir docile. Faut pas laisser effacer ce qui s’est passé avant 1900, quand Augustin descend du Morvan pour fuir la pauvreté et apprendre à fabriquer des explosifs, que ses proches complotent à Epinac l’enlèvement de « La Mac Mahon » pour faire pression sur l’Empire, quand il veut en découdre au Creusot aux côtés des femmes empêchant les ouvriers d’entrer dans l’usine et imposant la grève générale.
Ces histoires de notre histoire, c’est pour qu’aujourd’hui on ait de la suite dans les idées. L’Histoire, c’est pas du passé à balayer, on la fait avant de la raconter.
Les statues ne sont que les histoires assommantes de ceux qui colonisent nos imaginaires, tes polars ont le souci de poser des étrons aux pieds de chacune, et de redéployer autrement, depuis le point de vue populaire, ce qui peut être raconté pour garder bien vivante la bête.
Merci Yves, c’est quand que tu passes à Montceau, j’ai des potes à te présenter !
La bise
Caroline Darroux, 23 juin 2020